Un monde sans rêve Posted on 3 juillet 2024 By Mike L’utopie est la critique rendue manifeste. C’est pourquoi, aujourd’hui, elle est quasiment rendue impossible. Non pas uniquement parce que la société contemporaine, au comble de son cynisme qui la porte et l’anime, en vient à ne plus reconnaitre les principes moraux et sociaux sur lesquels elle repose, mais parce que pour cette raison même, elle ne peut jamais rien prendre au sérieux que la dérision au moyen de laquelle elle tourne en dérision toute dérision. La non-vérité qui est imposée comme son contraire, comme une vérité, s’oppose à toute alternative qui pourrait entrer en contradiction avec elle. Le tour que doit prendre l’intelligence pour se glisser incognito dans ce contexte explique son silence consenti ou celui de l’ironie. Dans un cas, cela constitue en quelque sorte une mise à l’écart, dans l’autre il s’agit d’en désamorcer tout effet par anticipation. La critique infirme l’objet dont elle se préoccupe en le réfutant sur le plan même où celui-ci cherche à se présenter en le représentant tel quel. Sans recourir à aucun jugement, ou affect, et pour ainsi dire de façon objective, elle le jauge à l’aulne de ce qu’il prétend lui-même être. En confortant sa présomption à contraindre le monde concret aux préceptes positifs contemporains, elle en révèle positivement la négativité. La moindre tentative d’interprétation la condamne à s’annihiler d’elle-même ; la critique se contente de la description. Pour cela, elle présuppose, sans en préjuger, ce que l’opinion dicte, ce que le consensus admet par connivence, ce qui, pour la soi-disant paix sociale, doit aller de soi. Voilà pourquoi, tant qu’un tel consensus demeure sous les auspices contrôlés d’une autorité en place, la critique est admise en tant qu’expression positive d’une idéologie. Dans ce cadre, toute réflexion est d’emblée réfutée, sinon invalide, à tout le moins superflue. La critique se confond avec l’apologie du système dominant. N’a nulle nécessité, ni de se justifier, ni de se légitimer, celui qui a pour lui l’appareil du savoir ou qui se place du bon côté. Aujourd’hui, comme longtemps autrefois, l’autorité a toujours été l’apanage des plus forts. Que la loi de ces derniers redevient le primat en dit long sur la régression dont ils sont à la fois le moteur et les vecteurs. Mais, sans toutefois vouloir, ni pouvoir, toujours pratiquer la manière forte, celle-ci s’incarne dans une posture méprisante et dédaigneuse à toute critique qui pourrait lui faire face. En cherchant à en empêcher immédiatement toute possibilité, lorsqu’elle ne parvient pas à annuler toute forme de pensée, de réflexion ou de questionnement, elle verse à en corroder les fondements par les voies de la dérision. C’est ainsi qu’elle recourt aux moyens dont elle a par ailleurs interdit le recours à ceux qui voudraient en critiquer l’action et l’esprit. Elle projette ce qu’elle nomme ses lumières sur ces détracteurs qui en veulent à ce qui s’avère des aspirations réactionnaires en inversant ni plus ni moins les termes. Ce qui valait d’antan pour décadence des mœurs est aujourd’hui promu comme la plus fine pointe progressiste. Et ce qui alors pouvait passer pour trait spirituel à l’encontre du progrès vécu comme une perversion de la tradition pour n’être au final que répression passive se présente toujours comme tel aujourd’hui, pour corriger et décourager toute tentative critique sérieuse. Une certaine critique en architecture stigmatise une telle ambiguïté lorsque celle-ci se pose à contresens de ce phénomène tout en amplifiant le caractère. Les utopies technicistes, et par voie de conséquence, placée sous l’égide du progrès, constituent pourtant toujours un plaidoyer en creux pour ce que le progrès menace constamment. C’est que, dans la mesure où ce qui doit être condamné apparait par contraste comme non conforme à la règle, comme tel, le progrès doit d’abord être accepté comme étant la marque de l’idéologie dominante. À ce titre, par exemple, l’utopie sarcastique de Superstudio Associatti, dans laquelle l’esprit critique a pour fonction de démasquer la dissolution de la société dans celle de consommation, agit de façon souterraine en tant que laudatio temporis acti ironique sur le “progrès” que pourtant elle semble à première vue accuser. Cependant que cette même société de consommation ne sera jamais qu’un moment caractérisé de l’évolution du grand Capital qui ne doit pas dire son nom. Tandis que l’architecture moderne, ce corps creux, évidé de toute substance, en constitue la cible toute dédiée, sans qu’aucun argument rationnel ne puisse lui faire justice, l’acception du progrès dont elle découlait pourtant à ce moment particulier de l’histoire est conspué. Au nom d’une nouvelle forme qui lui revient, l’idée même de progrès ne doit jamais être questionnée pour ne pas être remise en question. Les interventions de natures libérales-libertaires de ces années 60 indiquent une volonté de dépassement d’une ère capitaliste par elle-même. La contestation en réaction à un monde sans visage se satisfait d’une critique élastique. Portée et défendue essentiellement par une certaine couche moyenne, elle verse à fixer les privilèges de cette dernière sous couvert d’une émancipation individuelle face à un système anonymisé et aveugle, cela surtout lorsqu’elle cessait de l’être aux prix de leur total assujettissement. Il reste qu’en raison de sa forme propre, au titre des tonalités formelles n’admettant aucune objection qui constitue sa marque, la critique aura toujours pu être assimilée en tant que déclaration et procès d’intention, c’est-à-dire comme simple formalité. À l’époque postmoderne des postmodernismes, laquelle correspond à la décadence du moment néo-libéral du capitalisme — ce qui ne signifie en rien sa disparition, mais seulement une ultime mutation vers un monopole de connivence — la critique se sublime volontiers en faisant appel aux idées écologistes. Même si ces dernières apparaissent antinomiques avec celles qui se posent comme “progressiste”, venant d’une autre extrémité, elles convergent vers le même objectif. L’apologie du monde contemporain ouvrant à une vision, soi-disant en totale rupture avec la tradition, où inversion, retournement, oxymore et autres ratiocinations baroques n’évoquent finalement que l’éloge d’un monde chaotique, complexe, incertain tel que le veut le système, ne s’oppose qu’en apparence à l’écologisme. Même si cela doit emprunter des modalités d’expression différentes, et des moyens pour y parvenir différents, toutes deux n’invoquent que la réconciliation avec l’ordre existant et sa conscience. Le fait que cela n’apparait pas évident tient justement à la façon dont ces idées incluent pour elles-mêmes celle de l’évidence. C’est pourquoi, elles s’expriment toujours sur le ton de la plus grave objectivité qu’abonde la plus sincère et immédiate factualité. Aucune formule d’un thuriféraire des “junkspaces” comme R. Koolhass, ou des épigones de la “Frugalité heureuse”, n’hésite à trancher qui est architecte et qui ne l’est pas, ce qui est de l’architecture et ce qui n’en est pas, ce qui est admissible et ce qui est inadmissible. C’est du jargon journalistique, des techniques publicitaires et des slogans que découle la force de leurs déclarations. D’autant plus sera rapide la saisie du problème en cause, davantage celles-ci ne se laisseront arrêter par aucune question, et n’admettront aucun questionnement. La définition même de l’objet est préétablie en fonction des visées politiques et sociales. C’est là tout l’art de la sophistique, laquelle sans hasard œuvrait déjà selon les mêmes vues. Mais, davantage les propos empruntent-ils d’emphase à poser leur propre vision comme un invariant, plus ils la laissent prendre chacun à sa façon les traits d’un conservatisme arrangeant. Ils s’accordent à condamner l’architecture à travers les architectes. Car, si l’un renvoie l’image d’un intellectuel qui se doit d’être de son temps — comme si cette définition n’était pas déjà elle-même d’une autre époque — l’autre le rappelle impérieusement à un “état de nature” ; les deux accusent son incapacité à y répondre de par les conditions matérielles auxquelles il doit répondre de toute façon et auxquels il est rivé du point de vue social. L’intransigeance qui les caractérise fait donc que de telles critiques s’attachent à ce qui les définit comme à une donnée indiscutable. Ce qui explique comment le regard avec lequel ils se plaisent à balayer impitoyablement tout ce qui est fabriqué pour démasquer ce qui ne parviendrait pas à atteindre, selon elles, le niveau qui leur apparait comme satisfaisant, encourage simultanément, toute sorte de prétention intellectuelle, même chez les plus ignorants, pour y satisfaire aussi bien que, par contraste, son aura intangible de paroles prophétiques. Que l’important soit alors moins de faire réellement ses preuves, que de parvenir à adroitement se commercialiser, n’invalide pas la besogneuse nécessitée de soutenir le mythe de la reconnaissance qu’elles revendiquent. Au contraire, le succès en est la gageure, d’autant plus retentissant qu’il sera médiatisé. Mais c’est à proportion inverse des vains efforts que les architectes sont tenus de fournir pour s’y identifier que transparait sa nature mensongère ; en même temps que s’accentue le sentiment d’appartenir à une piteuse médiocrité, l’incarnation validée d’une posture se présente toujours comme une imposture. Non. L’impossibilité de la critique aujourd’hui ne relève pas plus d’un relativisme triomphant qu’à une quelconque absence de normes contraignantes, comme le voudraient les innocents. C’est bien plutôt la substitution de l’a priori formel que la critique doit porter pour exister à son contenu, qui explique comment la force de conviction dont elle devrait procéder est devenue acquiescement général de son contenu, quel que soit ce dernier. Comme tel, ceci représenterait bien l’objet fondamental de la critique pour elle-même, si cela ne contribuait pas simultanément à en sabrer les fondements. Dans le monde inversé contemporain, l’idéologie et la réalité ne sont plus distinguables puisqu’il revient à celle-ci de confirmer celle-là en la réalisant comme simple copie. La critique se devrait de travailler à les dissocier pour décrire comment et en quoi ce qui veut paraitre dans la réalité est réellement dans le réel. Aujourd’hui, dans le grand spectacle spéculaire qu’est devenu le monde, l’affirmation qu’il est ce qu’il est, et tel qu’il est, vaut à elle seule pour caution morale du bien. À cela il n’est plus laissé aucune prise pour la critique. L’opinion est devenue le contenant de l’acquiescement auquel il lui est commandé d’aboutir, ce pendant que l’acquiescement devient une forme de l’opinion. En tant qu’il lui revient d’y contribuer, l’architecture y perçoit sa gageure, son sens dernier et sa nouvelle signification. Tout architecte qui chercherait à se dérober pour tenter de se dégager une autre perspective s’exposerait aux sarcasmes de l’objet même qu’est devenu l’architecture et auquel il doit son impuissance : actuellement, une quelconque position critique qui verserait à établir de nouveau un sens à l’architecture, à son activité, revient exactement à celui dont procède le système vis-à-vis de n’importe lequel de ses agents. Face à l’implacable sérieux que revêt le sacro-saint sens des réalités de ceux auxquelles il lui appartiendrait pourtant de s’opposer, le ressort de la critique, la conviction que celle-ci devrait remporter par les voix du raisonnement, devient totalement dérisoire. Voilà comment, en reversant les modalités de la critique et en la vidant de tout contenu, le système a désormais absorbé toute instance pouvant lui être contraire. C’est pourquoi, devant la factualité dont la société totale a fait son credo, il ne demeure donc plus que cet autre credo, symétriquement inverse, de la non-vérité parfaitement intégrée comme vérité, lequel s’accorde toutefois dans les deux formes apparemment différentes caractérisant le monde postmoderne contemporain : le suivisme béotien ou le cynisme pédant. Non classé
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